En cette fin d’année liturgique, il nous est donné d’entendre trois paraboles sur la fin des temps, qui sont propres à l’Évangile de Matthieu et qui sont trois sommets de cet Évangile. Ces trois paraboles, qu’on trouve au chapitre 25, ont beaucoup inspiré les artistes, en particulier la dernière. Il s’agit de la parabole des dix jeunes filles invitées à des noces, de la parabole des talents que nous venons d’entendre, et enfin de la parabole dite du « jugement dernier » qui sera lue dimanche prochain.
Dans la première parabole, dite « des vierges sages et des vierges folles », on attend un grand personnage appelé l’Époux. Dans la seconde, celle des talents, on attend le retour d’un propriétaire qui a confié à ses serviteurs de l’argent à faire fructifier. Ces deux paraboles, l’une féminine et l’autre masculine, ont en commun l’attente, et l’attente de quelqu’un qu’on connaît déjà, qu’on est capable de nommer et dont la venue est certaine. Cette attente d’un personnage déjà connu est très importante, car c’est l’attente chrétienne, et elle caractérise les deux premières paraboles à la différence de la dernière qui porte spécifiquement sur le jugement des « Nations », un terme technique dans la Bible pour désigner ceux qui ne font pas partie du peuple de l’alliance. Vous vous souvenez en effet que dans la parabole du Jugement dernier, ceux que le Roi fait rassembler devant lui sont très surpris de se trouver en sa présence, et qu’ils expriment cet étonnement très clairement : « Seigneur, quand donc t’avons-nous vu ? Tu avais faim et nous t’avons donné à manger ? Tu avais soif et nous t’avons donné à boire ? Tu étais étranger et nous t’avons accueilli ? Tu étais nu et nous t’avons habillé ? Tu étais malade ou prisonnier et nous t’avons visité ? Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ? » Manifestement, ils n’avaient jamais entendu parler de lui dans cette vie. Et on se souvient de la réponse que leur fait le Juge universel : « Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Leur vie prend son sens dans la rencontre ultime où le Christ se révèle à eux dans la lumière, alors qu’il était resté caché auparavant dans les pauvres et les petits auxquels ils étaient venus en aide en prêtant l’oreille à la voix de leur conscience.
Il n’en va pas de même, répétons-le, dans les deux paraboles de l’attente. Celui qu’on attend est déjà venu et il reviendra. Il s’agit d’être prêts au moment de son retour. Être prêts, dans la parabole des dix jeunes filles, c’est garder sa lampe allumée : lampe de la foi, lampe de l’espérance, lampe de l’amour, plusieurs interprétations sont possibles. Être prêts, dans la parabole des talents, c’est s’employer à faire fructifier ce que le maître a confié comme étant sa propriété, de telle sorte qu’il le retrouve agrandi, démultiplié, au jour de son retour.
C’est ici qu’il faut nous demander ce que signifient les talents. La tentation est grande – car c’est une tentation – d’identifier les talents avec les capacités naturelles, puisque ce sens est celui que le mot a pris dans nos langues. Ne dit-on pas d’un artiste qu’il a beaucoup de talent ? Ne dit-on pas aussi qu’il faut repérer les talents d’un enfant, de manière à les développer le plus tôt possible ? Or ce n’est pas le sens du mot « talent » dans le texte de l’Évangile. Un talent est une unité monétaire qui représente une très grosse somme (environ 20 kilos d’argent). Ces talents confiés à trois serviteurs – cinq talents pour l’un, deux talents pour l’autre, un talent pour le troisième – ne sont pas la propriété des serviteurs, mais la propriété du maître. Rien à voir par conséquent avec les capacités naturelles des serviteurs. Ou plutôt si : les talents ont quelque chose à voir avec les capacités naturelles, parce qu’ils sont donnés en fonction de ces capacités. « À l’un, dit le texte, il remit cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul talent, à chacun selon ses capacités. » Il n’y a donc pas d’injustice dans la répartition des responsabilités : à celui qui est plus capable on en confie davantage, à celui qui est moins capable un peu moins. Mais à tous, le maître fait la même confiance.
Cette confiance appelle de la part des serviteurs une attitude identique de confiance envers le maître. Et c’est en quelque sorte le nœud de la parabole. Notre foi et notre confiance en Dieu n’ont pas leur origine en nous, mais en Dieu. Car leur origine est le constat des dons que Dieu nous a faits sans préalable, à commencer par celui d’exister. Loin de se comporter à notre égard en surveillant sourcilleux, Dieu nous a signé un chèque en blanc en nous donnant la vie sans rien demander en retour, sinon qu’elle porte du fruit à la mesure de nos capacités. Les talents, cette somme d’argent fabuleuse, c’est notre vie en tant qu’elle est offerte gratuitement, comme un cadeau.
Mais une objection se présente tout de suite à notre esprit : si notre vie est un cadeau, pourquoi la présenter ici sous la forme d’une transaction commerciale au terme de laquelle on nous demande des comptes ? Pour le dire théologiquement : pourquoi Dieu se permet-il de nous juger, et sur des bases aussi mercantiles ? La réponse me paraît être la suivante : il ne faut pas que notre vie soit seulement un cadeau, il faut aussi qu’elle soit notre œuvre, et si possible notre chef d’œuvre, réalisé par nous et non par un autre. Sans cela nous ne serions pas des êtres libres, mais des robots. Difficile et nécessaire liberté, dont nous aimerions bien être privés à certains moments, pour pouvoir nous dessaisir de notre responsabilité personnelle et reprocher à quelqu’un d’autre nos reniements et nos échecs.
Il me semble que ce dilemme est à la racine des caricatures de Dieu que nous nous faisons si souvent : cela nous arrange si bien de nous façonner un Dieu à notre mesure, sur lequel nous pouvons décharger ensuite notre ressentiment contre nous-mêmes ! Et c’est justement ce que fait le troisième serviteur, lui qui s’imagine savoir tant de choses sur Dieu : « Je savais que tu es un homme dur, qui moissonne là où il n’a pas semé et qui ramasse là où il n’a pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient. » « J’ai eu peur », dit cet homme. De quoi donc a-t-il eu peur ? Non pas de Dieu, mais de l’idée qu’il s’en est faite. Il a eu peur d’un fantasme qui était l’œuvre de son esprit. Car il croyait connaître Dieu, mais il ne connaissait rien de plus que ses préjugés sur lui. Comme l’a dit très justement Voltaire : « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu ! »
« J’ai eu peur et j’ai caché ton talent. » Cette parole en évoque une autre, qu’on trouve au début de la Bible : « J’ai eu peur et je me suis caché. » Ce sont les paroles du premier Adam après le péché des origines : « J’ai entendu ton pas dans le jardin : j’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché » (Gn 3, 10). L’homme est nu, le roi est nu : la prise de conscience de cette nudité est la prise de conscience du fait qu’on a voulu s’approprier sa vie au lieu d’en faire un don en retour à celui qui nous l’a donnée – et qu’à vouloir nous l’approprier, comme si nous en étions l’origine, elle nous file entre les doigts, nous laissant livrés à notre indigence.
Suis-je vraiment propriétaire de ma vie ? L’humanité, aujourd’hui comme hier, revendique ce droit au point de prétendre exercer un pouvoir discrétionnaire aussi bien sur la vie naissante que sur la vie finissante, et de souhaiter graver ce pouvoir dans le marbre des textes législatifs et constitutionnels, de telle sorte que cette revendication de toute-puissance soit considérée comme fondatrice de notre vivre-ensemble et que ceux qui doutent de sa pertinence puissent être mis au ban de nos sociétés. Une telle revendication est-elle vraiment au service de notre bonheur, individuel et collectif ? Je ne le crois pas. Il n’est de bonheur véritable que fondé sur la gratitude : c’est dans la mesure où je me sais redevable de ma vie que je peux m’émerveiller de l’avoir reçue, voir en Dieu non un gêneur mais un Père, et devenir capable d’entendre un jour de lui cette parole de notre Évangile : « entre dans la joie de ton Seigneur ! »
Notre vie s’achemine vers son terme, mais ce terme n’est pas le néant : ce terme est une rencontre. Puissions-nous, lors de cette rencontre, ne pas être trouvés nus, mais être trouvés revêtus de gratitude. Alors pourra s’éclairer pour nous la parole la plus scandaleuse de cet Évangile : « À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. » Cette parole n’est pas une justification de l’exploitation du pauvre par le riche – la lire ainsi, en cette journée des pauvres, serait le vrai scandale ! Non : cette parole est un appel à identifier dans notre vie les dons de Dieu. Il n’est jamais trop tard pour apprendre à le faire : nous les découvrirons alors toujours plus grands et plus abondants que nous n’osions l’imaginer. Et nos vies pourront devenir un pèlerinage de confiance sur la terre.
Mgr Jean Pierre Batut